JEUDI 10 JANVIER 19h25 : ATELIER DISCO
En atelier « décors », Alyssa n'est pas venue et la prof aurait dû ne rien voir...:
« Mais où est la deuxième qui est avec vous? ... oui celle qui ne fait rien... celle qui aimerait être du côté visible du rideau? »
Ça ne faisait aucun doute sur son identité... J'ai haussé les épaules! Et en plus je suis sûre que son absence n'aura aucune conséquence. La prof est tellement sur une autre planète.
Je me suis trouvée à tenter de faire un vitrail avec du plastique jaune et violet. Maintenant que la prof a gagné au loto de Noël, on ne va plus s'arrêter au papier mâché. On va travailler toutes les matières. Enfin JE vais travailler... parce qu'à ce rythme-là je vais finir toute seule. Et je ne pourrai pas compter sur les autres punis comme moi qui ont l'air déjà bien occupés à comprendre leur nouveau logiciel de son et de lumière...
Ça m'amuse de les observer les geeks. Ils sont quatre en fait, deux asiatiques, un black tout maigre à lunette et un blanc garni de boutons sur la face. Ils s'engueulent un peu mais ont l'air de bien s'aimer. Et ils se font des vannes de geek qu'on ne comprend pas :
- T'as la RAM qui sature gars?
- Mais non appuie sur control-alt-sup!
- T'as brûlé ta mémoire vive mec, on va tout perdre!
- Mais non arrête de te griller le processeur, ça va marcher.
- T'es un gros bug vivant.
- Je t'ai fait un raccourci bureau vers ton cerveau, comme ça t'arrêteras de nous casser le hardware.
- Espèce de malware du bulbe, t'as un trojan dans ton slip!
- Yeah man, au moins j'ai un disque dur man, pas une clé usb flash!!
Et ils ont tous éclaté de rire.
Pas bien suivi, mais j'ai eu la présence d'esprit d'enregistrer leur conversation sur mon téléphone portable bas de gamme qui traînait par hasard dans ma poche. Même si le son est pourri, j'ai pu retranscrire une bribe ci-dessus.
Ils ont l'air heureux ces gars. Ils sont vraiment à part, différents, pas très bien cotés sur l'échelle sociale du lycée à mon avis. Mais ils se sont trouvé des congénères, ils partagent une passion et ont l'air de nager dans le bonheur de leur ghetto. Je dis ghetto car ils ne font pas attention à moi, ils ne me voient pas. C'est déjà ça, je pourrais avoir droit à quelques allusions porcines. Peut-être qu'entre gens différents on se respecte sans se parler. On n'a pas la même langue mais on cohabite sereinement.
Pourquoi ce sont les « gens » en haut de l'échelle du lycée qui sont les plus intolérants, les plus méprisants alors qu'ils sont tout et ne se sentiront jamais menacés par un boulet comme moi? Évidemment je pense aux Pestes.
D'ailleurs ça se confirme qu'elles me snobent totalement depuis l'agression de dimanche. Pas de regard, pas de moquerie. Je suis sortie provisoirement de leur champ de vision. Mais à l'inverse je les surveille du coin de l'œil, un œil bien plus sûr de lui. Je me sens plus forte depuis dimanche et je n'arrive pas à expliquer pourquoi. Peut-être parce que j'ai réussi à me sortir d'une situation inextricable? Ou que j'ai ressenti que je pouvais compter sur quelqu'un? Je sais pas du tout!
Mon vitrail ne ressemblait pas à grand-chose, c'était un collage de bouts de plastique ensemble. Mais en m'éloignant j'avais l'impression de voir des lunettes géantes disco. La prof était dubitative au début puis a ri : « C'est psychédélique ma chérie! »
En fin d'atelier, tout le groupe des chanteurs était en coulisses et c'était un joyeux bordel. Un des chanteurs a regardé les premiers décors avec un air atterré : « T'as vu ce qu'ils font... ça va foutre en l'air notre spectacle... les toits on se croirait au Japon... et c'est quoi les lunettes disco géantes... ça m'étonne pas... la prof va foutre en l'air notre spectacle ». Et les autres acquiesçaient. J'étais triste pour ma prof préférée.
Alors que je suis tranquillement sur le chemin du départ au milieu de l'auditorium, dos à la scène, j'entends vaguement la prof qui alpague quelqu'un au loin : « Michèle, Michèle... je voulais vous remercier ma poulette, hé ho... Michèle! c'est grâce à vous tout ça! ». Ça n'attire pas plus mon attention que ça et je ne me retourne pas.
En arrivant à la porte de sortie de l'auditorium, un des geeks me parle pour la première fois :
- Dis, euh, je croyais que tu t'appelais Sarah...
- Oui, comment tu sais ça?
- Pas d'importance...mais la prof t'a appelée Michèle.
- Hein?
- Ouais elle te parlait , mais t'as pas fait gaffe. A plus.
J'ai balayé la scène au loin mais la prof avait disparu. Ai-je bien entendu? Elle me remercie... mais de quoi???? D'avoir foutu le feu à sa salle de classe? D'avoir permis de renflouer ses caisses?
Soit elle est encore plus folle que ce que je pensais, soit elle est beaucoup plus observatrice que ce que tout le monde croit.